11.

Le Complexe de Commandement :
stations

 

On le secouait doucement.

— Debout, maintenant. Allez, allez, assez dormi ! On se lève maintenant…

Il reconnut la voix : c’était celle de Xoralundra. Le vieil Idiran s’efforçait de le réveiller. Il fit semblant de continuer à dormir.

— Je sais que vous ne dormez plus. Allez, il est temps de se lever.

Il ouvrit les yeux en feignant la lassitude. Xoralundra se tenait devant lui, dans une pièce circulaire bleu vif pourvue de vastes divans logés au fond d’alcôves pratiquées dans les murs tendus de bleu. La lumière était très vive. Il se protégea les yeux et regarda l’Idiran.

— Qu’est-il arrivé au Complexe de Commandement ? s’enquit-il en promenant son regard autour de la pièce ronde et bleue.

— Ce rêve-là est fini, maintenant. Vous vous en êtes brillamment tiré, reçu avec les honneurs. L’Académie et moi-même sommes très contents de vous.

Malgré lui, il se sentit flatté. Ce fut comme si une brusque chaleur l’enveloppait tout entier, et il ne put réprimer le sourire qui vint s’épanouir sur son visage.

— Merci, dit-il.

Le Querl approuva.

— Vous avez fait merveille en tant que Bora Horza Gobuchul, reprit Xoralundra de sa voix tonnante. À présent, vous avez droit à un congé ; vous pouvez aller jouer avec Gierachell.

Au moment où Xoralundra fit cette déclaration, il s’assit sur sa couche et laissa pendre ses jambes en s’apprêtant à se laisser tomber au sol. Il sourit au vieux Querl.

— Qui ça ? fit-il dans un accès de gaieté.

— Votre amie Gierachell, répliqua l’Idiran.

— Ah, vous voulez dire Kiérachell, fit-il en riant et en secouant la tête.

Décidément, Xoralundra se faisait vieux.

— Je veux dire Gierachell, insista froidement l’Idiran en faisant un pas en arrière et en lui jetant un regard étrange. Peut-on savoir qui est Kiérachell ?

— Dois-je comprendre que vous ne le savez pas ? Dans ce cas, comment avez-vous pu vous tromper sur son nom ? ajouta-t-il en secouant à nouveau la tête devant la sottise du Querl.

Mais peut-être était-ce encore une épreuve ?

— Un instant, reprit Xoralundra. (Il contempla un objet qu’il tenait à la main et qui projetait un ballet de lumières colorées sur son visage large et luisant. Puis il plaqua sa main libre sur sa bouche et une expression de stupéfaction totale se peignit sur ses traits tandis qu’il se retournait vers Horza et prononçait :) Pardonnez-moi.

Puis il tendit subitement le bras et le renfonça sans ménagements : dans le…

Il se redressa en position assise. Quelque chose lui couinait dans l’oreille.

Puis il se relaxa lentement en scrutant autour de lui les ténèbres granuleuses afin de se rendre compte : les autres avaient-ils entendu la même chose ? Non, ils ne bougeaient pas. Il ordonna au télécapteur de se désactiver. Dans son oreille, le son s’évanouit. On distinguait la coque d’Unaha-Closp, très haut dans les airs, au sommet du portique le plus éloigné.

Horza releva sa visière et essuya la sueur qui ruisselait sur ses sourcils et sur son nez. À chaque réveil, il avait dû attirer l’attention du drone. Il se demanda ce que pouvait bien se dire la machine, ce qu’elle pensait de lui maintenant. Y voyait-elle assez bien pour en conclure qu’il faisait des cauchemars ? Ses lentilles pouvaient-elles percer sa visière et distinguer son visage ? Percevait-elle les infimes tressaillements de son corps à mesure que son cerveau concevait des images qui lui étaient propres à partir de miettes de vécu ? Il pouvait toujours opacifier sa visière, provoquer l’élargissement de sa combinaison et la bloquer en mode rigide.

Il se représenta l’image qu’il devait renvoyer à la machine : une petite chose tendre et nue qui se débattait contre ses propres illusions à l’intérieur d’un cocon dur, et qui se convulsait dans son coma.

Il décida de rester éveillé jusqu’à ce que les autres commencent à se manifester.

 

La nuit passa et la Libre Compagnie retrouva à son réveil le labyrinthe et ses ténèbres. Le drone ne lui dit pas qu’il l’avait remarqué pendant la nuit, et Horza lui-même ne posa pas de questions. Il se montra faussement gai et enjoué et fit le tour de ses compagnons en riant et en distribuant les claques dans le dos, leur disant qu’ils atteindraient la station 7 le jour même, et qu’une fois là-bas on pourrait rebrancher le courant et remettre en marche les transtubes.

— Tu sais quoi, Wubslin ? fit-il en souriant à l’ingénieur qui se frottait les yeux. On va voir si on ne peut pas faire démarrer un de ces trains géants, juste histoire de se faire plaisir.

— Ma foi, répondit l’autre en bâillant, si ça ne pose pas de problème…

— Pourquoi ça en poserait ? rétorqua Horza en ouvrant tout grands les bras. À mon avis, M. Maître-à-bord a décidé de nous ficher la paix ; je crois qu’il ferme les yeux sur toute l’affaire. On va faire rouler un de ces supertrains, d’accord ?

Wubslin s’étira et hocha la tête en souriant.

— Eh bien, d’accord. Ça me paraît une bonne idée.

Horza lui renvoya un grand sourire, conclut par un clin d’œil et s’en alla libérer Balvéda. On a l’impression de lâcher une bête sauvage, songea-t-il en déplaçant le tambour à câble dont il s’était servi pour bloquer la porte. Il s’attendait plus ou moins à la trouver envolée, miraculeusement débarrassée de ses liens et sortie de la pièce sans en avoir ouvert la porte, mais en jetant un coup d’œil il la vit tranquillement étendue dans ses vêtements chauds ; toujours attaché au mur où l’avait fixé Horza, le harnais d’immobilisation creusait des dépressions dans la fourrure de sa veste.

— Bien le bonjour, Pérosteck ! lança-t-il jovialement.

La prisonnière se redressa lentement en faisant rouler ses épaules et en étirant son cou.

— Écoute, répondit-elle, grincheuse. Vingt ans chez ma mère – c’est-à-dire plus que n’en saurait supporter une jeune fille gaillarde et pleine d’allant dans mon genre, qui s’adonne à tous les plaisirs que la Culture ait jamais inventés –, plus une année ou deux de maturation, dix-sept chez Contact et quatre chez Circonstances Spéciales n’ont rien fait pour me rendre aimable et prompte au réveil le matin. Tu n’aurais pas un peu d’eau, par hasard ? J’ai dormi trop longtemps, j’étais mal installée, il faisait noir et froid, j’ai fait des cauchemars que je croyais horribles jusqu’à ce que, en me réveillant, je me remémore la réalité qui m’attendait, et… il me semble avoir récemment mentionné la possibilité d’avoir un peu d’eau, non ? Tu ne m’as pas entendue ? Ou bien dois-je en conclure que je n’y ai pas droit ?

— Je vais t’en chercher, fit-il en repartant vers la porte. (Puis il s’immobilisa.) Au fait, tu avais raison. On ne peut pas dire que tu sois très aimable le matin.

Balvéda secoua la tête dans l’obscurité. Puis elle porta un doigt à sa bouche et entreprit de frotter l’intérieur, comme pour se masser les gencives ou nettoyer ses dents ; à la suite de quoi elle resta simplement assise là, la tête entre les genoux, à contempler le néant noir de jais du sol de lave froide en se demandant si son dernier jour était venu.

 

Ils se tenaient dans une vaste grotte en demi-cercle creusée à même le roc, qui surplombait le chantier d’entretien-réparation de la station 4. Elle mesurait bien trois cents mètres carrés, et un à-pic de trente mètres séparait la galerie évidée où ils se tenaient du sol de l’immense salle souterraine tout encombrée de machines et d’équipements divers.

De gigantesques ponts volants capables de soulever et de supporter un train entier pendaient au plafond, dont trente autres mètres de ténèbres les séparaient. À mi-chemin, un portique suspendu s’élançait dans les airs et traversait la caverne d’un bord à l’autre, divisant en deux parties égales son énorme volume sombre.

Ils étaient prêts à prendre le départ. Horza donna le signal.

Wubslin et Neisin pénétrèrent chacun dans un des petits tubes secondaires conduisant respectivement au tunnel principal du Complexe et au tube de transit. Ils utilisaient leurs anti-g. Une fois dans les tunnels, ils se maintiendraient à la même hauteur que les autres. Horza activa son propre anti-g, s’éleva à un mètre du sol et entra dans un tunnel donnant accès à la galerie piétonne, puis entama lentement sa descente vers la station 5, située à quelque trente kilomètres de là. Les autres viendraient derrière en se déplaçant de la même façon. Balvéda et le matériel se partageaient la palette du drone.

Il sourit en la voyant s’y asseoir ; elle lui rappelait brusquement Fwi-Song trônant sur sa litière d’apparat, dans l’espace et la clarté solaire d’un lieu désormais disparu. La comparaison lui parut merveilleusement absurde.

Horza continua d’avancer dans le tunnel piéton, en s’arrêtant à l’orée de chaque tube annexe pour y jeter un coup d’œil et contacter les autres par la même occasion. Les différents capteurs de sa combinaison étaient tous réglés au maximum de leur réceptivité ; la moindre trace lumineuse, le plus ténu des bruits, toute altération survenant dans la circulation de l’air, voire une quelconque vibration de la roche alentour : rien ne leur échapperait. Les odeurs inattendues seraient également enregistrées, ainsi que l’énergie tapie dans les câbles, au cœur des parois du tunnel, sans compter les communications radio de quelque espèce que ce fût.

Il avait songé un moment à émettre un signal destiné aux Idirans à mesure qu’ils progressaient, mais s’était ravisé. Il en avait tout de même diffusé un depuis la station 4, sans obtenir de réponse, mais le réitérer en route aurait été trop révélateur dans l’hypothèse où (ainsi qu’il s’en doutait) les Idirans ne seraient pas d’humeur à écouter ce qu’il avait à dire.

Il avançait dans le noir comme sur un siège invisible, son SOERC dans les bras. Il entendait les battements de son cœur, le son de sa respiration et le doux chuintement qu’émettait l’air froid et confiné en glissant sur sa combinaison. Celle-ci enregistrait la présence de vagues radiations de fond émises par le granite environnant et mêlées de rayons cosmiques intermittents. Sur sa visière se peignait une fantomatique image radar des tunnels à mesure qu’ils se dévidaient dans la masse rocheuse.

Par endroits, le souterrain devenait rectiligne. En se retournant, il pouvait alors distinguer le petit groupe qui suivait, cinq cents mètres derrière lui. À d’autres moments, le tunnel décrivait une série de lacets qui réduisaient à deux cents mètres tout au plus le champ de vision fourni par sa sonde radar ; alors il avait l’impression de flotter seul dans le noir glacial.

 

Dans la station 5, ils tombèrent sur un champ de bataille.

Signe avant-coureur, la combinaison de Horza avait capté des odeurs bizarres ; il y avait dans l’air des molécules organiques carbonisées. Il avait ordonné aux autres de faire halte, et procédé seul en s’entourant de prudence.

Quatre medjels morts étaient étendus près d’une paroi de la caverne silencieuse et sombre ; leurs cadavres calcinés et démembrés faisaient écho aux corps de Métamorphes raidis par le froid gisant dans la base. Au-dessus des victimes, on avait tracé dans le mur, au lance-flammes, des symboles religieux idirans.

Il y avait eu échange de coups de feu. Les murs de la gare étaient criblés de petits cratères et de longues balafres signalant un combat au laser. Horza découvrit ce qui restait d’un fusil-laser à demi réduit en miettes et dans lequel s’était enchâssé un petit morceau de métal. Les corps des medjels avaient été déchiquetés par des centaines de ces minuscules projectiles.

Tout au fond de la gare, derrière une série de rampes d’accès partiellement démolies, il trouva les éléments épars d’une espèce d’engin sommairement assemblé, un genre de canon sur roues évoquant une voiture blindée miniature. Sa tourelle estropiée contenait encore des munitions et, tout autour de l’épave roussie par le feu, on voyait des balles, telles des graines disséminées par le vent.

 

— Le Mental ? fit Wubslin en contemplant ce qui restait du petit véhicule. C’est lui qui a fabriqué ce truc ? ajouta-t-il en se grattant la tête.

— Je ne vois pas d’autre explication, répondit Horza en regardant Yalson.

La jeune femme explorait prudemment, du bout de sa botte, le métal déchiré de la carcasse ; elle se tenait prête à riposter en cas d’attaque.

— Je n’ai jamais rien vu qui ressemble à ça dans ces tunnels, mais on peut fabriquer ce genre de chose dans les ateliers ; il y a encore quelques vieilles machines qui fonctionnent. Pas évident, mais si le Mental a toujours quelques champs en état de marche, et disons un drone ou deux, ça n’a rien d’impossible. Il a eu tout le temps nécessaire.

— Pas très raffiné, commenta Wubslin en manipulant une pièce de mécanisme. (Il se retourna pour jeter un coup d’œil aux cadavres de medjels alignés au fond de la salle et ajouta :) Mais cet engin a tout de même rempli son office.

— D’après mes calculs, il ne reste plus de medjels, renchérit Horza.

— Seulement deux Idirans, remarqua Yalson avec aigreur tout en lançant un coup de pied dans une roulette en caoutchouc.

Celle-ci traversa les débris en roulant sur environ deux mètres, et vint s’affaler non loin de Neisin, qui fêtait la découverte des medjels éliminés en faisant honneur à sa flasque.

— Tu es sûr que ceux-là ne rôdent pas encore dans les parages ? s’enquit Aviger en promenant un regard inquiet autour de lui.

Dorolow scruta à son tour l’obscurité et traça le signe du Cercle de la Flamme.

— Sûr et certain, confirma Horza. J’ai vérifié.

La fouille de la station 5 n’avait pas posé de problème ; ce n’était qu’une gare ordinaire, une série d’aiguillages, une simple chicane dans le circuit dédoublé du Complexe, qui offrait aux trains un espace pour stationner et se connecter aux relais de communication entre sous-sols et surface. La caverne principale était flanquée de quelques salles et autres entrepôts, mais il n’y avait là ni interrupteurs permettant d’agir sur l’alimentation en énergie, ni baraquements ou salles de contrôle d’aucune sorte, ni chantiers d’entretien-réparation dignes de ce nom. Des traces dans la poussière indiquaient la direction suivie par les Idirans après l’accrochage avec l’automate sommaire du Mental, et qui était celle de la station 6.

— Tu crois qu’on trouvera un train dans la suivante ? demanda Wubslin.

— Normalement, oui, acquiesça Horza.

L’ingénieur opina à son tour en posant un regard vide d’expression sur la double paire de rails d’acier qui luisait. Balvéda descendit d’un coup de reins de sa palette et étira ses jambes. Horza n’avait pas désactivé le capteur à infrarouge de sa combinaison, et distingua la chaleur dégagée par le souffle de la jeune femme, qui forma devant sa bouche une brume teintée de rouge. La jeune femme frappa dans ses mains et tapa du pied.

— Fait toujours pas très chaud, hein ? lança-t-elle.

— Ne vous en faites pas pour ça, grommela le drone au-dessous de sa palette. Avec un peu de chance je vais bientôt entrer en surchauffe, ce qui devrait vous procurer un certain confort en attendant que je claque.

Balvéda eut un petit sourire et reprit place sur la palette en regardant Horza.

— Tu cherches toujours à convaincre tes petits copains tripèdes que nous sommes tous du même bord ? fit-elle.

Le drone poussa une exclamation moqueuse.

— On verra, se contenta de répondre Horza.

 

Une fois de plus, il n’y avait plus que sa respiration, les battements de son cœur et l’air qui bruissait contre sa combinaison.

Les tunnels s’enfonçaient dans la nuit noire de la roche millénaire tel un insidieux labyrinthe circulaire.

— La guerre ne s’arrêtera pas, disait Aviger. Elle finira par s’éteindre.

Horza avançait dans le tunnel en écoutant d’une oreille la conversation des autres sur le canal ouvert ; ils venaient toujours derrière lui. Le Métamorphe avait renvoyé sur un petit écran situé à hauteur de joue le signal fourni par ses micros extérieurs et relayé par les haut-parleurs de son casque ; il en résultait une trace indiquant le silence. Aviger poursuivit :

— À mon avis, on a tort de croire que la Culture va céder aussi facilement. Moi, je dis qu’elle va continuer à se battre, parce qu’elle y croit. Les Idirans ne baisseront pas les bras non plus ; ils lutteront jusqu’au bout, et les deux adversaires s’affronteront jusqu’à envahir toute la galaxie ; leurs armements, leurs bombes, leurs rayons et je ne sais quoi encore seront de plus en plus performants, et au bout du compte, la galaxie tout entière ne sera plus qu’un vaste champ de bataille. Ils finiront par faire sauter toutes les étoiles, toutes les planètes, toutes les Orbitales, bref, tout ce qui est assez gros pour qu’on se tienne dessus, à la suite de quoi ils détruiront leurs vaisseaux respectifs – d’abord les gros, puis les plus petits ; on en arrivera par vivre tous en combi individuelle et à se tirer dessus avec des armes assez puissantes pour faire exploser une planète… Je vous le dis moi, c’est comme ça que ça finira ; ils inventeront des armes ou des drones toujours plus miniaturisés, et il ne restera plus que des machines de plus en plus petites pour se battre dans ce qui restera de la galaxie, et personne de vivant pour se rappeler comment tout a commencé.

— Ma foi, intervint la voix d’Unaha-Closp, c’est assez excitant comme perspective. Mais… et si les choses tournaient mal ?

— Ton comportement au combat est trop négatif, Aviger, protesta Dorolow de sa voix haut perchée. Il faut être plus positif que ça. La compétition joue toujours un rôle formateur ; l’affrontement doit être considéré comme une épreuve à remporter, la guerre fait partie intégrante de la vie et du processus évolutionniste. Une fois parvenu à son degré extrême, c’est alors qu’on se trouve soi-même…

— … dans la merde, généralement, coupa Yalson, ce qui fit sourire Horza.

— Yalson, reprit Dorolow, même si tu n’es pas d’ac…

— Silence ! interrompit brusquement Horza. (L’écran près de sa joue venait de palpiter brièvement.) Restez où vous êtes. Je détecte un son vers l’avant.

Il s’immobilisa dans les airs et bascula le signal extérieur de l’écran vers ses haut-parleurs.

Un bruit grave, caverneux et formé de pulsations sourdes, tel un ressac puissant perçu à bonne distance, ou encore des coups de tonnerre retentissant très loin dans la montagne.

— Il y a quelque chose qui fait du bruit là-bas, les informa-t-il.

— À quelle distance de la prochaine station ? s’enquit Yalson.

— Environ deux kilomètres.

— Tu crois que c’est eux ? demanda Neisin d’un ton subitement anxieux.

— C’est probable, répondit Horza. Bon, j’y vais. Yalson, mets Balvéda dans le harnais d’immobilisation. Tout le monde vérifie le fonctionnement de son arme. Pas un bruit. Wubslin, Neisin, avancez lentement. Arrêtez-vous dès que vous apercevrez la gare. Je vais essayer de parler à ces gens.

Le grondement intermittent résonnait toujours ; Horza avait l’impression d’entendre un éboulement dans une mine, au cœur d’une montagne.

 

Il approchait de la station. Une porte antisouffle entra dans son champ de vision, à un angle du tunnel. La gare devait se trouver une centaine de mètres plus loin. Il perçut un fort martèlement métallique qui remontait dans le tunnel, sonore et grave, à peine assourdi par la distance ; on aurait dit que quelqu’un basculait d’énormes leviers d’aiguillages ou attachait de lourdes chaînes. La combinaison enregistrait la présence dans l’air de molécules organiques – l’odeur des Idirans. Il dépassa le rebord en saillie de la porte antisouffle et vit tout à coup la station.

Il y avait de la lumière, dans la station 6 ; une lumière jaunâtre et faible, comme celle d’une torche sur le point de s’éteindre. Il attendit, pour s’avancer plus près, que Wubslin et Neisin annoncent qu’eux aussi apercevaient la station.

Il y avait un train du Complexe de Commandement en gare ; avec ses trois étages, son corps renflé et ses trois cents mètres de long, il emplissait à demi le cylindre de la caverne. La lumière en question provenait de l’avant du train, tout au fond, là où se trouvait la cabine de pilotage. C’était aussi du train que venaient les sons. Il traversa le tunnel piéton de manière à pouvoir embrasser du regard le reste de la gare.

Tout au bout du quai, le Mental flottait dans l’air.

Il le contempla un instant, puis demanda un agrandissement de l’image pour être sûr de ne pas se tromper. La chose avait l’air authentique ; c’était une forme ellipsoïdale d’environ quinze mètres de long sur trois de diamètre, qui luisait d’un jaune argenté sous la chiche clarté dispensée par la cabine du train, et qui flottait dans cet air jamais renouvelé comme un poisson mort à la surface d’un étang croupi. Il consulta son détecteur de masse : il enregistrait le signal indistinct émis par le réacteur du train, mais rien d’autre.

— Yalson, murmura-t-il tout en sachant que ce n’était pas nécessaire, que dit le détecteur de masse ?

— Je ne vois qu’une faible trace ; un réacteur, sans doute.

— Wubslin, reprit Horza, j’aperçois quelque chose qui ressemble fort au Mental, ici, dans la station, suspendu en l’air au bout du quai. Mais ça n’apparaît sur aucun des deux détecteurs. Tu crois que c’est son anti-g qui le rend indétectable ?

— Normalement, non, s’étonna Wubslin en retour. Un détecteur de gravité passive n’y verrait peut-être que du feu, mais pas les…

Un fracas métallique assourdissant retentit au niveau du train. La combinaison de Horza signala une brusque élévation du taux de radiation local.

— Bordel de merde ! fit-il.

— Qu’est-ce qui se passe ?

C’était la voix de Yalson, suivie d’une série de cliquètements et craquements qui résonnèrent de part et d’autre de la station. Une nouvelle lumière jaunâtre de même intensité apparut sous le wagon du réacteur, vers le milieu du train.

— Ils trafiquent dans le wagon-réacteur, voilà ce qui se passe !

— Bon Dieu, s’alarma Wubslin. Ils ne savent donc pas à quel point tous ces trucs sont anciens ?

— Pourquoi font-ils ça ? interrogea Aviger.

— Peut-être pour remettre le train en marche grâce à ses propres ressources, avança Horza. Complètement insensé.

— Ils sont peut-être trop paresseux pour remonter leur proie à la force des bras jusqu’à la surface, proposa le drone.

— Ces… réacteurs nucléaires, ils ne peuvent pas exploser, si ? s’inquiéta Aviger juste au moment où une aveuglante lumière bleue naissait au centre du train.

Horza vacilla, les paupières closes. Il entendit Wubslin crier des mots qu’il ne comprit pas et attendit la déflagration, le vacarme, la mort.

Il releva la tête. La lumière continuait de palpiter et de projeter des étincelles sous le wagon-réacteur, et il perçut un chuintement irrégulier semblable à des parasites radio.

— Horza ! cria Yalson.

— Couilles divines ! souffla Wubslin. J’ai bien failli mouiller mon pantalon.

— Ça va, intervint Horza. J’ai bien cru qu’ils avaient tout fait sauter. Qu’est-ce que c’était, en fait, Wubslin ?

— Fer à souder, à mon avis. Un arc électrique.

— Bon. Il faut arrêter ces fous furieux avant qu’ils ne nous réduisent tous en bouillie. Yalson, viens me rejoindre. Dorolow, tu vas à la rencontre de Wubslin. Aviger, tu restes avec Balvéda.

Il leur fallut quelques minutes pour se redéployer. Horza surveillait la lumière bleue vacillante qu’un grésillement continuait d’accompagner sous la partie médiane du train. Tout à coup, elle disparut. La station n’était plus éclairée que par les deux faibles sources de clarté émanant de la cabine et du wagon-réacteur. Yalson remonta le tunnel piéton, propulsée par son anti-g, et vint se poser doucement à côté de Horza.

— Prêts, fit Dorolow sur l’intercom.

Un écran s’alluma dans le casque de Horza, et un haut-parleur lui bipa dans l’oreille. Quelque chose venait d’émettre un signal dans les environs, quelque chose qui n’était ni le drone, ni l’une de leurs combinaisons.

— Qu’est-ce que c’était ? demanda Wubslin, qui reprit presque aussitôt : Regardez, là, par terre ! On dirait un communicateur. (Horza et Yalson s’entre-regardèrent.) Horza, reprit l’ingénieur, il y a un communicateur par terre dans le tunnel ; je crois qu’il est en marche. Il a dû capter le bruit qu’a fait Dorolow en se posant près de moi. C’était ça, le signal ; ils utilisent ce communicateur comme mouchard.

— Désolée, ajouta Dorolow.

— Eh bien n’y touchez pas, répliqua vivement Yalson. Il est peut-être piégé.

— Alors comme ça, ils savent qu’on est là maintenant, dit Aviger.

— Ils l’auraient su tôt ou tard de toute façon, commenta Horza. Je vais essayer de les interpeller ; tenez-vous prêts, au cas où ils ne seraient pas disposés à discuter.

Horza désactiva son anti-g et gagna le bout du tunnel, en s’arrêtant à la limite du quai. Il y avait là un deuxième communicateur, qui transmettait sa pulsation unique. Horza leva les yeux sur l’immense train sombre et activa le haut-parleur extérieur de sa combinaison. Puis il prit sa respiration et s’apprêta à s’exprimer en idiran.

Il y eut un éclair au niveau d’une des fenêtres-meurtrières situées au bout du train. Sa tête partit en arrière à l’intérieur de son casque et il tomba, sonné, les oreilles carillonnantes. La détonation se répercuta dans toute la gare. Le signal d’alarme de sa combinaison résonnait, frénétique. Horza roula sur lui-même en direction de la paroi ; il se sentit atteint par plusieurs autres impacts, qui flamboyèrent au contact de sa combinaison et de son casque.

Yalson rentra la tête dans les épaules et s’élança en trombe. Elle atteignit en dérapant l’orée du tunnel et arrosa copieusement la fenêtre dont venaient les tirs ; puis elle pivota, saisit Horza par un bras et l’attira à l’intérieur de la galerie. Des décharges de plasma s’écrasèrent contre le mur où il s’appuyait encore quelques secondes plus tôt.

— Horza ? cria-t-elle en le secouant.

— Intervention prioritaire, niveau zéro, gazouilla une petite voix dans les oreilles malmenées de Horza. Cette combinaison a subi des dégâts-systèmes irréparables qui rendent nulles et non avenues toutes les garanties à partir de maintenant ; une révision totale et immédiate est impérative. Toute utilisation se fera désormais aux risques et périls de l’utilisateur. Coupure d’alimentation.

Horza voulut dire à Yalson qu’il n’avait pas de mal, mais son communicateur était mort. Il désigna sa tête afin de faire passer le message à la jeune femme, puis de nouvelles rafales éclatèrent dans le tunnel piéton. Yalson plongea à terre et entreprit de riposter.

— Feu ! hurla-t-elle à l’intention des autres. On se les fait, ces ordures !

Horza la regarda viser l’extrémité opposée du train. Des sillages de salves laser flambèrent brièvement du côté gauche du tunnel tandis que des obus traçants illuminaient le côté droit ; les autres membres de la Compagnie arrivaient. La station s’emplit d’un flamboiement saccadé ; des ombres bondirent et dansèrent sur le plafond et les murs. Horza resta immobile, étourdi, la tête vide, à écouter la cacophonie assourdie qui venait se briser comme une série de vagues sur sa combinaison. Il manipula maladroitement son fusil laser en essayant de se rappeler comment il fonctionnait. Il fallait absolument qu’il aide les autres à combattre les Idirans. Sa tête lui faisait mal.

Yalson cessa de tirer. L’avant du train rougeoyait à l’endroit qu’elle avait pris pour cible. Les obus crachés par l’arme de Neisin crépitaient tout autour de la fenêtre d’où était venue la première offensive, et se signalaient par de brèves explosions de flammes. Wubslin et Dorolow étaient sortis du tunnel principal au niveau de la plate-forme arrière du train. Ils s’accroupirent près de la paroi et se mirent à tirer sur la même fenêtre que Neisin.

Les salves de plasma se turent. Les humains cessèrent également le feu. La station se retrouva brusquement plongée dans le noir ; l’écho des détonations résonna quelques secondes encore, puis disparut à son tour. Horza tenta de se remettre debout, mais on aurait dit qu’on lui avait ôté les os des jambes.

— Quelqu’un…, commença Yalson.

Des flammes dont la source se situait au niveau inférieur du dernier wagon cascadèrent subitement autour de Wubslin et Dorolow. Cette dernière poussa un cri et s’effondra. Sous l’action de sa main agitée de spasmes, son arme cracha follement le feu en direction du plafond de la caverne. Wubslin se jeta à terre et roula sur lui-même tout en ripostant et en arrosant les Idirans. Yalson et Neisin l’imitèrent bientôt. Le revêtement du wagon se gondolait ou éclatait par endroits sous la fusillade. Dorolow gisait sur le quai et s’agitait spasmodiquement en poussant des gémissements.

Il y eut de nouveaux tirs à l’avant du train, de nouvelles explosions près des entrées de tunnel. Puis quelque chose bougea vers la partie centrale du dernier wagon, non loin de la passerelle donnant accès à l’arrière du train ; un Idiran déboucha d’une porte située sur le flanc du wagon et s’engagea sur la passerelle centrale. Il leva son arme et fit feu, d’abord sur Dorolow, qui gisait toujours au même endroit, puis sur Wubslin, couché sur le côté du train.

La combinaison de Dorolow fut soufflée sous l’impact et roula pêle-mêle, gagnée par les flammes, sur le sol noirâtre de la station. Wubslin, lui, était touché au bras – le bras dont il se servait pour tirer. Mais bientôt l’arme de Yalson trouva l’Idiran et l’arrosa abondamment, ainsi que la superstructure du portique et le flanc du train. Les étais cédèrent avant la combinaison blindée de la créature ; les tubes qui composaient le portique mollirent, se désintégrèrent sous les salves ininterrompues et ne tardèrent pas à s’affaisser, puis à s’effondrer tout à fait ; le quai supérieur s’écrasa au sol, enfouissant le guerrier idiran sous un amas de ruines fumantes. Wubslin jura et tira d’une seule main en direction du nez du train, où le second Idiran continuait de faire feu.

Horza était couché contre la paroi, les oreilles emplies d’un formidable rugissement, la peau glacée et nimbée d’une pellicule de sueur. Il se sentait engourdi, comme dissocié. Il avait envie d’ôter son casque pour avaler avidement une grande goulée d’air frais, mais savait qu’il n’y avait pas intérêt. Tout endommagé qu’il était, le casque le protégerait si on lui tirait à nouveau dessus. Il trouva un compromis en relevant sa visière. Le vacarme le prit d’assaut. Des ondes de choc résonnèrent violemment dans sa poitrine. Yalson se retourna pour lui jeter un regard et lui fit signe de reculer dans le tunnel : les points d’impact des coups de feu se rapprochaient de lui. Il se remit sur pied, mais tomba presque aussitôt et perdit brièvement connaissance.

L’Idiran posté à l’avant du train cessa momentanément de tirer, et Yalson en profita pour tourner à nouveau la tête vers Horza. Celui-ci gisait sur le sol du tunnel et remuait faiblement. Elle reporta son regard sur Dorolow et sa combinaison éventrée, fumante. Neisin était presque entièrement sorti de son tunnel et expédiait des rafales jusqu’à l’autre bout de la station, où des explosions retentissaient sur tout l’avant du train. L’air affluait et refluait de part et d’autre de la caverne en répondant par une vibration grave au crépitement râpeux de son arme ; les détonations successives s’accompagnaient d’une pulsation lumineuse qui semblait revenir vers leur source et celle des projectiles.

Yalson entendit vaguement quelqu’un crier – une voix de femme – mais l’arme de Neisin faisait tant de bruit qu’elle ne distingua pas les mots. Des décharges de plasma traversèrent bruyamment le quai sur toute sa longueur ; elles provenaient du nez du véhicule, mais d’un point situé plus haut dans les airs, au niveau des rampes d’accès avant. Yalson riposta. Neisin se mit à arroser dans la même direction, puis marqua une pause.

— … sin ! Arrête ! hurla de nouveau la voix aux oreilles de Yalson. (C’était Balvéda.) Ton fusil… détraqué, il va… (La voix de l’agent de la Culture se perdit dans le vacarme car Neisin recommençait à tirer.)… exploser !

Yalson entendit Balvéda pousser un cri de désespoir. Puis une fine ligne de lumière et de son parut se répandre d’un bout à l’autre de la gare, pour aboutir à Neisin. Cette tige resplendissante de bruit et de flamme s’épanouit en une déflagration que Yalson ressentit à travers sa combinaison. L’arme de Neisin était réduite en miettes, éparpillée sur le quai ; lui-même avait été projeté contre la paroi, où il s’écroula et ne bougea plus.

— Bordel de merde ! s’entendit proférer Yalson, qui s’élança le long du train et en remonta toute la longueur au pas de course en s’efforçant d’ouvrir son angle de tir. Elle sentit qu’on lui tirait dessus d’en haut, mais bientôt les coups de feu cessèrent et il y eut une pause pendant laquelle elle continua de courir et de tirer ; alors apparut le second Idiran, juché au niveau supérieur de la rampe d’accès avant, tout au fond du quai, un pistolet dans chaque main. Au mépris de Yalson et des rafales que lui expédiait Wubslin, il pointa une de ses armes dans le sens de la largeur de la caverne, tout droit sur le Mental.

L’ellipsoïde argenté entra en mouvement et partit en direction du tunnel piéton opposé à celui par lequel la Libre Compagnie avait fait son entrée dans la gare. Le premier tir de l’Idiran parut le traverser de part en part, ainsi que le deuxième ; la troisième décharge entraîna sa disparition pure et simple. Il ne resta à sa place qu’une légère langue de fumée.

Mais bientôt Yalson et Wubslin firent mouche, et la combinaison de l’Idiran se mit à scintiller. Le guerrier tituba et fit volte-face comme pour se remettre à tirer dans leur direction, mais à ce moment-là sa combinaison blindée céda. Il fut projeté en arrière sur toute la profondeur du portique, un bras disparaissant dans un nuage de feu et de fumée ; puis il bascula par-dessus le parapet de la passerelle et s’écrasa au niveau intermédiaire. Sa combinaison était la proie de flammes vives ; une de ses jambes resta accrochée au garde-fou. Le pistolet à plasma lui sauta des mains. De nouveaux coups de feu fracassèrent son casque imposant et en brisèrent la visière noircie. Il resta suspendu là quelques secondes encore, affalé, embrasé, dansant sous l’impact des balles, puis la jambe accrochée au parapet céda, se détacha d’un coup et tomba sur le quai. L’Idiran s’affaissa, ramassé sur lui-même, sur le sol de la passerelle.

 

Horza écouta de toutes ses forces. Ses oreilles carillonnaient toujours.

Au bout d’un moment, le calme revint. Une fumée âcre lui piquait le nez : plastique calciné, métal fondu, viande grillée.

Il avait repris connaissance à temps pour apercevoir Yalson lancée en pleine course. Il avait bien essayé de la couvrir, mais ses mains tremblaient trop, et il n’avait pas réussi à faire fonctionner son arme. À présent, plus personne ne tirait ; un silence absolu régnait. Il se leva et pénétra d’un pas mal assuré dans la gare, où le train meurtri par l’escarmouche laissait échapper de la fumée.

Wubslin était agenouillé au côté de Dorolow et s’efforçait d’une main de défaire un des gants de son ami, dont la combinaison continuait de se consumer lentement. L’intérieur de sa visière était tout barbouillé de rouge et masquait entièrement son visage.

Horza vit Yalson retraverser la gare pour revenir vers eux, toujours sur le qui-vive. Sa combinaison avait encaissé deux ou trois décharges de plasma au niveau du tronc, à en juger par les marques en spirale qui dessinaient des balafres noires sur son revêtement gris. La jeune femme posa un regard soupçonneux sur la passerelle arrière, où gisait un Idiran immobile et pris au piège ; puis elle releva sa visière.

— Ça va ? demanda-t-elle à Horza.

— Ça va. Un peu groggy. Mal à la tête.

Yalson acquiesça, et tous deux se dirigèrent vers l’endroit où gisait Neisin.

La vie de Neisin ne tenait plus qu’à un fil. Son fusil avait carrément explosé et lui avait criblé d’éclats la poitrine, les bras et le visage. Ce dernier n’était plus qu’une bouillie écarlate dont s’échappaient quelques bulles accompagnées de gémissements.

— Putain de merde ! fit Yalson.

Elle tira de sa combinaison un petit médipack et passa la main derrière ce qui restait de la visière de Neisin afin d’injecter au blessé à demi conscient une bonne dose d’antalgique.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? fit la petite voix d’Aviger sortant du casque de Yalson. Le danger est écarté ?

Yalson consulta Horza du regard ; celui-ci haussa les épaules, puis fit oui de la tête.

— Oui, Aviger, tout va bien maintenant, répondit-elle. Tu peux venir.

— J’ai laissé Balvéda se servir du micro de ma combi ; elle disait qu’elle…

— On a entendu, coupa Yalson.

— Elle a parlé de… d’« éclatement du canon », c’est ça ? (Horza entendit la voix assourdie de Balvéda confirmer ses dires.) D’explosion du fusil, ou quelque chose dans ce genre.

— Ma foi, c’est bien ce qui s’est passé, répliqua Yalson. Neisin est drôlement mal en point. (Elle jeta un coup d’œil à Wubslin, qui reposait au sol la main de Dorolow. Il vit qu’elle le regardait et secoua la tête.) Dorolow s’est fait tuer, Aviger, reprit Yalson.

Le vieil homme ne réagit pas tout de suite. Puis :

— Et Horza ? demanda-t-il.

— Il a pris une rafale de plasma dans le casque. Dégâts matériels ; communications impossibles. Il va s’en tirer. (Yalson se tut un instant et soupira. Puis :) En revanche, on dirait bien qu’on a perdu le Mental. Il s’est volatilisé.

Aviger attendit encore un peu avant de répondre, puis reprit d’une voix tremblante :

— Eh bien, on peut dire que c’est un beau gâchis. « On débarque, on rembarque », hein ? Encore un exploit, quoi ! Je vois que notre ami le Métamorphe reprend l’œuvre de Kraiklyn là où il l’a laissée !

Sa voix où perçait la colère monta dans l’aigu à la fin de sa phrase, puis il coupa brusquement son transcepteur.

Yalson regarda Horza, secoua la tête et dit :

— Quel vieux con !

Wubslin était resté agenouillé près du cadavre de Dorolow. Ils l’entendirent sangloter à plusieurs reprises, puis il se retira à son tour du canal commun. Le souffle de plus en plus rare de Neisin faisait naître des crachotements sur son masque de chair et de sang.

 

Yalson traça le Cercle de la Flamme au-dessus du brouillard rouge qui cachait aux regards le visage de Dorolow, puis couvrit son corps au moyen d’un drap trouvé dans le paquetage. Horza ne sentait plus ses oreilles carillonner, et ses idées commençaient à s’éclaircir. Débarrassée de son harnais d’immobilisation, Balvéda le regardait s’occuper de Neisin. Aviger se tenait à ses côtés en compagnie de Wubslin, dont le bras blessé avait déjà reçu les soins nécessaires.

— J’ai entendu le bruit que faisait son arme, expliqua Balvéda. Un bruit très caractéristique.

Wubslin venait de demander pourquoi le fusil de Neisin avait explosé, et comment la jeune femme avait pu comprendre ce qui se passait.

— Je l’aurais reconnu aussi si je n’avais pas pris un coup sur la tête, fit remarquer Horza.

Il était occupé à retirer du visage du blessé inconscient de petits éclats de visière, et à vaporiser du dermogel aux endroits où le sang suintait. Neisin était en état de choc, probablement agonisant, mais on ne pouvait même pas le sortir de sa combinaison : il y avait trop de sang coagulé entre son corps et le matériau qui l’enveloppait. Ce sang jouerait assez bien son rôle de pansement biologique compressif jusqu’à ce qu’on lui enlève sa combinaison, mais à ce moment-là, il se remettrait à couler, et en trop d’endroits à la fois pour que ses compagnons puissent intervenir efficacement. Ils étaient donc contraints de laisser Neisin en l’état, comme si, dans ce naufrage commun, homme et machine étaient devenus un seul et même organisme fragile.

— Mais qu’est-ce qui s’est passé ? insista Wubslin.

— Éclatement du canon, répondit Horza. Il avait dû régler très bas le seuil d’explosion des projectiles, pour qu’ils explosent au contact de n’importe quelle surface, même flexible. Alors les obus se sont mis à exploser en rencontrant l’onde de choc de leurs prédécesseurs, au lieu d’attendre de rencontrer leur cible. Comme il n’arrêtait pas de tirer, cette onde a renfoncé les explosions en plein dans la gueule de l’arme.

— Normalement, ces fusils sont pourvus de capteurs destinés à empêcher ce genre d’accident, ajouta Balvéda en grimaçant de douleur à la place du blessé tandis que Horza retirait d’une orbite un long fragment de visière. Sans doute le sien n’a-t-il pas fonctionné.

— Je lui avais pourtant dit que ce foutu fusil était trop bon marché quand il a voulu l’acheter, commenta Yalson en venant se tenir auprès de Horza.

— Pauvre petit gars, fit Wubslin.

— Encore deux morts, annonça Aviger. J’espère que tu es content, Métamorphe. Tu es sans doute tellement fier de tes « alliés » que…

— Aviger, interrompit calmement Yalson. Ferme-la.

Le vieil homme l’enveloppa quelques instants d’un regard furieux, puis s’éloigna à grands pas et alla se poster près du corps de Dorolow.

Unaha-Closp descendit de la passerelle arrière en flottant dans les airs.

— Cet Idiran, là-haut, commença-t-il d’une voix modulée de manière à exprimer une légère surprise. Il est toujours vivant. Enfoui sous quelque deux tonnes de matériel, mais il respire encore.

— Et l’autre ? interrogea Horza.

— Aucune idée. Je n’ai pas eu envie de m’approcher de trop près ; il y a un de ces gâchis là-haut…

Horza confia à Yalson le soin de s’occuper de Neisin et traversa le quai jonché de débris en direction du portique arrière effondré.

Il était tête nue. Son casque était hors d’usage, et sa combinaison proprement dite avait perdu son anti-g, sa puissance motrice et la plupart de ses percepteurs. Grâce au circuit de secours, les projecteurs fonctionnaient encore, ainsi que le petit écran répéteur inclus dans une de ses manchettes. Mais le détecteur de masse avait souffert ; l’écran de poignet s’emplissait de signes incohérents quand on le reliait au capteur. C’était tout juste s’il enregistrait la présence du train.

Néanmoins, son fusil était encore en état ; mais cela n’avait peut-être plus tellement d’importance, maintenant…

Debout au bas des passerelles, il sentit d’ultimes émanations de chaleur monter des étais métalliques, là où avait frappé le laser. Il prit une profonde inspiration et entama l’ascension de la rampe ; il parvint à l’endroit où gisait l’Idiran, coincé entre les deux niveaux de la passerelle ; celui-ci tourna vers Horza sa tête qui dépassait des décombres et repoussa du bras les montants effondrés, qui craquèrent et bougèrent légèrement. Alors le guerrier dégagea entièrement son membre supérieur de la masse de métal qui l’écrasait, et défit son heaume couvert d’entailles avant de le laisser tomber au sol. Son grand visage en creux se leva vers le Métamorphe.

— Salut à toi en ce jour de bataille, énonça soigneusement ce dernier en idiran.

— Ah ! tonna la créature. Le petit homme parle donc notre langue !

— Je suis même de votre côté, même si je suis sûr que tu ne me croiras pas. J’appartiens au service Renseignement du Premier Dominat de la Marine, sous les ordres du Querl Xoralundra. (Horza s’assit par terre et se retrouva donc face à face avec l’Idiran.) On m’a envoyé ici pour récupérer le Mental.

— Vraiment ? s’étonna l’autre. Quel dommage ! Je crois que mon camarade vient justement de le détruire.

— C’est ce que j’ai cru comprendre, oui, répliqua Horza en pointant son fusil-laser sur le large visage pris en étau entre deux plaques de métal tordu. Vous avez également « détruit » les Métamorphes, là-haut, à la base. Or, je suis un Métamorphe ; c’est d’ailleurs pour cela que nos supérieurs m’ont dépêché ici, dans les souterrains. Vous n’étiez pas obligés d’assassiner les miens.

— Et qu’aurions nous pu faire d’autre, humain ? s’impatienta l’Idiran. Ils représentaient un obstacle. Nous avions besoin de leur armement. Ils auraient tenté de nous barrer la route. Nous étions trop peu nombreux pour les faire prisonniers et les surveiller ensuite.

La créature s’exprimait d’une voix ahanante tant elle luttait contre le poids qui lui comprimait le torse et la cage thoracique. Horza le visa en pleine tête.

— Espèce d’ordure, je devrais vous faire sauter la tête tout de suite.

— Ne te gêne pas, nabot, rétorqua l’Idiran avec un sourire qui étira sa double paire de lèvres roides. Mon camarade est déjà tombé en brave ; Quayanorl a entamé son long voyage vers le Monde d’En Haut. Je suis à la fois vainqueur et captif, et c’est un réconfort que tu m’offres en me menaçant de ton arme. Je ne fermerai point les yeux, humain.

— Rien ne vous y oblige, répondit Horza en reposant son fusil.

Scrutant les ténèbres de la station, il tourna la tête vers le corps de Dorolow, puis reporta son regard de l’autre côté, vers le nez et la cabine de pilotage du train où brillait une faible lumière ; celle-ci éclairait l’endroit, désormais désert, où s’était tenu le Mental. Puis le Métamorphe se retourna vers l’Idiran.

— Je vous prends avec moi. Je suis sûr qu’il reste des unités de la Quatre-vingt-treizième Flotte derrière la Barrière de la Sérénité ; il faut que je fasse mon rapport, que j’explique mon échec. Il y a aussi un émissaire de la Culture que je tiens à livrer à l’Inquisiteur de la Flotte. Et je vais vous dénoncer pour avoir outrepassé vos ordres et massacré ces Métamorphes ; même si je sais pertinemment que ça ne servira à rien.

— Ton histoire m’ennuie profondément, nabot. (L’Idiran détourna les yeux et s’efforça une fois de plus de repousser la tonne de métal déformé qui pesait sur lui, mais en vain.) Tue-moi tout de suite ; tu ne sens pas très bon et ton discours m’écorche les oreilles. Notre langue n’est pas faite pour les animaux.

— Comment vous appelez-vous ? interrogea Horza.

La tête en creux de l’Idiran se tourna à nouveau vers lui, les paupières de la créature battirent lentement.

— Xoxarle, humain. Et maintenant, tu vas souiller mon nom en essayant de le prononcer, naturellement.

— Bon, restez vous reposer ici, Xoxarle. Comme je vous l’ai dit, nous allons vous ramener avec nous. Mais d’abord, je vais aller voir un peu ce qu’il en est du Mental que vous avez détruit. Je viens d’avoir une idée.

Il avait abominablement mal à la tête là où le casque l’avait si violemment heurté, mais décida de ne tenir aucun compte de la pulsation douloureuse qui lui vrillait le crâne, et redescendit de la passerelle d’un pas légèrement boiteux.

— Ton âme, c’est de la merde ! tonna dans son dos le dénommé Xoxarle. Ta mère aurait dû être étranglée quand elle est entrée en rut ! Nous avions prévu de manger les Métamorphes que nous avions tués ; seulement, ils sentaient trop mauvais !

— Économisez votre souffle, Xoxarle, répondit Horza sans le regarder. Quoi qu’il arrive, je ne vous abattrai pas.

Il retrouva Yalson au bas de la passerelle. Le drone avait bien voulu se charger de Neisin. Horza se tourna vers l’extrémité opposée de la passerelle.

— Je veux aller voir l’emplacement du Mental.

— Qu’est-ce qui lui est arrivé, à ton avis ? demanda la jeune femme en réglant son pas sur le sien. (Voyant qu’il se contentait de hausser les épaules, elle reprit :) Il nous a peut-être joué le même tour qu’au moment de sa disparition, en retournant dans l’hyperespace. Si ça se trouve, il a refait surface ailleurs dans les tunnels.

— Possible, fit Horza. (Il s’arrêta près de Wubslin et, le saisissant par le coude, l’obligea doucement à se détourner du corps de Dorolow. Il vit que l’ingénieur avait pleuré.) Wubslin, ordonna-t-il. Surveille ce salaud. Il essaiera sans doute de te pousser à l’abattre, mais surtout, n’en fais rien, parce c’est justement ce qu’il veut. Seulement moi, je vais ramener cette ordure à sa Flotte pour que ses supérieurs puissent le faire passer en cour martiale. Qu’on salisse son nom, voilà le seul châtiment qu’il redoute ; le tuer, ce serait lui rendre service. Tu comprends ?

Wubslin acquiesça. Sans cesser de frotter sa tempe contusionnée, Horza entreprit de remonter le quai en compagnie de Yalson.

Ils atteignirent l’endroit où le Mental avait disparu. Horza alluma les projecteurs de sa combinaison et examina le sol. Il ramassa un petit objet apparemment carbonisé non loin de l’orée du tunnel conduisant à la station 7.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Yalson en quittant des yeux le cadavre du deuxième Idiran, qui gisait sur l’autre passerelle d’accès au train.

— Il me semble, dit-il en retournant dans sa main l’engin encore tiède, que c’est un télédrone.

— Que le Mental aurait laissé ici ?

Elle s’approcha pour y jeter un coup d’œil. Ce n’était qu’une plaquette de matière noircie sous laquelle on apercevait des tubes et des filaments là où sa surface irrégulière et bosselée avait été touchée par le feu-plasma.

— Oui, ça vient bien du Mental, confirma Horza, qui releva les yeux sur Yalson. Qu’est ce qui s’est passé exactement quand ils ont tiré sur lui ?

— Quand l’Idiran s’est mis à lui tirer dessus, au bout d’un petit moment, il s’est volatilisé. Il était déjà en mouvement, mais sa disparition n’est pas due à un déplacement, même brusque : jamais il n’aurait pu produire cette accélération-là ; et puis, j’aurais ressenti l’onde de choc. Non, il s’est évanoui, tout simplement.

— Comme quand on éteint un projecteur ?

— C’est ça, opina Yalson. Et il est resté un peu de fumée. Pas beaucoup. As-tu l’intention de…

— Que veux-tu dire par « au bout d’un petit moment » ?

— Je veux dire, répliqua Yalson en calant son poing sur sa hanche et en regardant Horza d’un air impatient, qu’il a fallu trois ou quatre coups de feu. Le premier est passé à travers. Tu sous-entends que c’était vraiment une projection ?

Horza hocha la tête et leva le petit appareil qu’il tenait à la main.

— C’était ça : un télédrone projetant un hologramme du Mental. Il devait aussi avoir un champ de force de faible intensité, pour qu’en le touchant ou en le poussant, on ait également l’impression que c’était un objet réel. Mais en fait, tout ce qu’il y avait à l’intérieur, c’était ça. (Il fixa l’appareil détruit, un demi-sourire aux lèvres.) Pas étonnant que ce foutu machin ne soit pas apparu sur nos détecteurs de masse.

— Alors le Mental est toujours quelque part par là ? fit Yalson en contemplant le drone dans la main de Horza.

Pour toute réponse, ce dernier hocha la tête.

 

Balvéda suivit du regard Horza et Yalson, qui s’enfonçaient dans les ténèbres à l’extrémité opposée de la station. Puis elle se dirigea vers le drone, occupé à contrôler les fonctions vitales de Neisin et à faire un tri entre les différents flacons du médikit. Wubslin la suivit du coin de l’œil, mais sans jamais détourner son arme de l’Idiran pris au piège ; la femme de la Culture s’assit en tailleur auprès de la civière.

— Je vous arrête tout de suite : non, il n’y a rien que vous puissiez faire, déclara le drone.

— Ça, je l’avais compris, Unaha-Closp, répliqua Balvéda.

— Hum. C’est donc que vous avez des goûts morbides.

— Je voulais simplement vous parler.

— Tiens, tiens.

Le drone poursuivit son tri.

— Oui, je…

Elle se pencha en avant, le menton calé au creux de sa main et le coude posé sur un genou ; puis elle baissa légèrement le ton.

— Vous attendez votre heure, c’est ça ? demanda-t-elle.

Le drone tourna vers elle sa face antérieure, geste inutile, ainsi qu’ils le savaient tous deux, mais c’était une habitude chez lui.

— Que voulez-vous dire ?

— Jusqu’ici, vous l’avez laissé vous utiliser à sa guise. Je me demandais seulement combien de temps ça allait durer.

Le drone se détourna à nouveau et resta suspendu dans les airs au-dessus du mourant.

— Au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, madame, les choses étant ce qu’elles sont, je n’ai guère plus le choix que vous.

— Mais moi, je n’ai que deux bras et deux jambes, et je suis ligotée et enfermée à double tour toutes les nuits. Ce qui n’est pas votre cas…

— Moi, je dois monter la garde. Et puis, il a un détecteur de mouvement qu’il laisse constamment allumé ; si je tentais de m’enfuir, il le saurait instantanément. Et de toute façon, où irais-je ?

— Au vaisseau, suggéra Balvéda en souriant.

Elle jeta un regard en arrière, vers les profondeurs obscures de la station où les projecteurs de leurs combinaisons signalaient Horza et Yalson, qui ramassaient quelque chose par terre.

— Il me faudrait sa bague. Vous avez envie d’aller la lui prendre, vous ?

— Vous devez bien avoir un effecteur. Vous ne pourriez pas duper les circuits d’accès du vaisseau ? Ou même seulement ce détecteur de mouvement dont vous parliez ?

— Madame Balvéda…

— Appelez-moi Pérosteck.

— Pérosteck, je suis un drone à vocation généraliste, un drone civil. Je possède des champs restreints ; l’équivalent d’un grand nombre de doigts, mais pas d’un membre supérieur. Je peux produire un champ découpeur, mais sur quelques centimètres de profondeur seulement, ce qui ne suffit pas à attaquer les blindages. Je peux m’interfacer avec d’autres systèmes électroniques, mais pas m’introduire dans les circuits protégés du matériel militaire. J’ai bien un champ de force interne qui me permet de me suspendre dans les airs au mépris de la gravité mais, à moins d’utiliser ma propre masse comme arme, cela ne me serait pas d’une grande utilité non plus. En fait, je ne suis pas particulièrement résistant ; si nécessaire, et selon la tâche que j’avais à accomplir, je trouvais toujours des extensions auxquelles me raccorder. Malheureusement, ce n’était pas le cas au moment de mon enlèvement. Sinon, je ne serais pas ici en ce moment.

— Flûte, fit Balvéda dans la pénombre. Et vous n’avez pas le moindre atout secret planqué dans une manche ?

— C’est surtout que je n’ai pas de manches, Pérosteck.

Cette dernière inspira profondément et fixa le sol noirâtre d’un air abattu.

— Pas brillant, commenta-t-elle.

— Revoilà notre chef, annonça Unaha-Closp en teintant volontairement sa voix de lassitude.

Puis la machine pivota et hocha verticalement sa face antérieure, imitant un mouvement de tête en direction de Balvéda et de Horza, qui revenaient du fond de la caverne. Le Métamorphe était tout sourire. Balvéda se leva avec souplesse en voyant qu’il lui faisait signe.

— Pérosteck Balvéda, fit Horza, qui se tenait debout avec les autres au pied du portique arrière, et tendait le bras vers l’Idiran prisonnier sous la passerelle effondrée, juste au-dessus de leurs têtes. Je te présente Xoxarle.

— C’est là ton fameux émissaire de la Culture ? demanda ce dernier en tournant péniblement la tête vers le petit groupe en contrebas.

— Enchantée, marmonna Balvéda en haussant un sourcil, les yeux levés vers le prisonnier idiran.

Horza gravit la rampe d’accès et passa devant Wubslin, qui braquait toujours son arme sur la créature. Il tenait encore à la main le télédrone. Parvenu au deuxième niveau du portique, il baissa les yeux sur le visage de l’Idiran.

— Vous voyez cet objet, Xoxarle ?

Il éleva le drone, qui se mit à briller dans la lumière de ses projecteurs. L’Idiran hocha lentement la tête.

— C’est un petit morceau de matériel endommagé.

Sa voix grave et traînante trahissait un effort intense, et Horza distingua un filet de sang violet foncé sur le sol de la passerelle où l’Idiran gisait écrasé.

— Cet objet, c’est ce que vous autres fiers guerriers avez touché quand vous avez cru détruire le Mental. Il n’y avait rien d’autre que cela. Un télédrone projetant un soligramme. Si vous l’aviez ramené à la Flotte, on vous aurait balancés dans le trou noir le plus proche avant d’effacer vos noms des registres. Vous avez une sacrée veine que je sois arrivé au bon moment.

L’air pensif, l’Idiran contempla quelques instants le drone hors d’usage.

— Humain, énonça-t-il alors avec lenteur, tu es plus vil que la vermine. Tes ruses et tes mensonges sont pathétiques, et feraient rire un Idiran d’un an. Il doit y avoir encore plus de graisse dans ton crâne épais que sur tes os maigrelets. Tu n’es même pas digne d’être vomi.

Horza posa le pied à l’étage où la passerelle s’était effondrée sur Xoxarle. En approchant de l’endroit où sa tête dépassait des décombres, il l’entendit inspirer difficilement entre ses lèvres tendues jusqu’au rictus.

— Et vous, maudit fanatique, vous n’êtes pas digne de porter cet uniforme. C’est moi qui vais retrouver le Mental que vous croyiez avoir éliminé, à la suite de quoi je vous ramènerai à la Flotte ; et s’ils ont pour deux sous de jugeote, ils laisseront l’Inquisiteur vous traduire en cour martiale pour avoir fait preuve d’une stupidité aussi grossière.

— Et moi, s’étrangla douloureusement l’Idiran, je chie sur ton âme d’animal.

 

Horza neutralisa Xoxarle d’un coup de paralyseur neural. Puis, aidé de Yalson et du drone, il fit dégager la passerelle, qui alla s’écraser sur le quai. Ensuite, ils découpèrent l’armure du géant, lui entravèrent les jambes avec du fil électrique et lui ligotèrent les bras au torse. Xoxarle n’avait aucune fracture au niveau des membres mais, sur un de ses flancs, la kératine fendillée saignait tandis qu’une autre blessure, située entre l’écaille scapulaire et l’omoplate droite, s’était refermée quand la pression avait cessé.

Il était très grand et très fort, même pour un Idiran : il mesurait plus de trois mètres cinquante, et on ne pouvait dire qu’il fût mince. Ce mâle imposant – chef de section, à en croire les galons de son armure – avait probablement subi des lésions internes ; il allait beaucoup souffrir, et Horza s’en réjouit. Ainsi, il serait moins difficile à surveiller une fois qu’il aurait repris conscience ; en effet, la créature était bien trop volumineuse pour le harnais d’immobilisation.

Yalson s’était assise et mangeait une barre-ration ; son arme était posée en équilibre sur un de ses genoux, mais pointée sur l’Idiran évanoui. Horza, lui, s’était installé au pied de la passerelle et essayait de réparer son casque. Aussi impuissant que les autres, Unaha-Closp veillait néanmoins sur Neisin.

Assis sur la palette, Wubslin effectuait quelques réglages sur le détecteur de masse. Il était déjà allé faire un tour dans le train du Complexe, mais ce qu’il désirait par-dessus tout, c’était d’en voir un rouler, dans de meilleures conditions d’éclairage, et sans radiations qui l’empêchent d’inspecter le wagon-réacteur.

Aviger resta quelques instants auprès du corps de Dorolow, puis se dirigea vers l’autre passerelle d’accès – là où, le corps meurtri, criblé d’impacts et privé de certains membres, gisait le cadavre de l’autre Idiran, celui que Xoxarle avait appelé Quayanorl. Aviger jeta un regard alentour et crut que personne ne faisait attention à lui, mais il se trompait : Horza leva à ce moment-là les yeux de son casque, et Balvéda – qui marchait en rond en tapant des pieds et en les secouant pour se réchauffer – le vit aussi lancer un coup de pied au cadavre inerte et le frapper de toutes ses forces au niveau du heaume. Celui-ci se détacha, et Aviger se permit alors une ruade en plein crâne. Balvéda regarda Horza, secoua la tête, puis se remit à marcher de long en large.

— Vous êtes sûr qu’il n’y a pas d’autres Idirans ? demanda le drone au Métamorphe.

La machine s’était promenée dans toute la gare, puis dans le train, à la suite de Wubslin. Elle se tenait à présent face à Horza.

— Sûr et certain, répondit ce dernier en contemplant non pas le drone, mais l’enchevêtrement de fibres optiques boursouflées et fondues qui tapissait le revêtement extérieur de son casque. Tu as bien vu les traces.

— Hmm…, fit la machine.

— Puisque je te dis qu’on a gagné, tas de ferraille, reprit Horza toujours sans le regarder. On va remettre le courant à la station 7, et à partir de là, il ne nous faudra pas longtemps pour repérer le Mental.

— Votre « Maître-à-bord » me semble remarquablement indifférent envers les libertés que nous prenons avec son petit train électrique, observa le drone.

Horza embrassa du regard les décombres et débris divers qui jonchaient les abords du train, puis haussa les épaules et retourna à son bricolage.

— Ça lui est peut-être égal.

— À moins que cela ne l’amuse, au contraire ? suggéra Unaha-Closp. (Horza releva les yeux sur la machine, qui poursuivit :) Après tout, c’est un monument aux morts, ici. Un site sacré. Peut-être est-ce tout autant un autel qu’une stèle, auquel cas nous servirions de victimes sacrificielles offertes aux dieux.

Horza secoua la tête.

— À mon avis, on a oublié de te poser un fusible au niveau des circuits imagination, tas de ferraille, déclara-t-il avant de se concentrer de nouveau sur son casque.

Unaha-Closp émit une espèce de sifflement et s’en alla observer Wubslin, qui fourrageait au hasard dans les entrailles du détecteur de masse.

— Qu’est-ce que tu as contre les machines, Horza ? s’enquit Balvéda.

Elle cessa de faire les cent pas pour venir se tenir à ses côtés. De temps à autre, elle se frictionnait le nez et les oreilles. Horza soupira et reposa le casque.

— Mais rien, Balvéda, du moment qu’elles savent rester à leur place.

La jeune femme émit un reniflement, puis recommença à arpenter la salle. La voix de Yalson leur parvint depuis l’étage supérieur de la passerelle.

— Tu lui as dit quelque chose de drôle ?

— Simplement que les machines devaient rester à leur place. Et ce genre de remarque ne passe pas très bien auprès des citoyens de la Culture.

— Ouais, commenta Yalson sans quitter du regard l’Idiran. (Elle baissa les yeux sur l’avant de sa combinaison, au niveau de la poitrine, et contempla la marque de la décharge de plasma qu’elle avait encaissée.) Horza ? Je peux te dire un mot en privé ? Dans un coin tranquille ?

— Mais… bien sûr, répondit-il, l’air surpris, en levant les yeux sur elle.

Wubslin la remplaça sur la passerelle. Yalson rejoignit Unaha-Closp, suspendu au-dessus de Neisin ; ses projecteurs étaient réglés au minimum, et la machine tenait un injecteur emprisonné dans un champ.

— Comment va-t-il ? demanda Yalson au drone, qui émit alors une lumière plus vive.

— Il n’y a qu’à le regarder, répondit-il. (Yalson et Horza restèrent silencieux, et le drone baissa à nouveau ses projecteurs.) Il se peut qu’il tienne encore le coup quelques heures.

Yalson se dirigea en secouant la tête vers le tunnel du transtube, Horza sur ses talons. Elle s’arrêta juste après l’ouverture, dès qu’elle se sut hors de vue des autres. Là, elle se retourna, fit face au Métamorphe, parut chercher vainement ses mots puis secoua de nouveau la tête et ôta son casque en s’adossant à la paroi incurvée du tunnel.

— Quel est le problème, Yalson ? s’enquit-il. (Il voulut lui prendre la main, mais elle croisa les bras sur sa poitrine.) Tu as changé d’avis, tu ne veux plus continuer ?

— Non, ce n’est pas ça. J’ai bien envie de voir à quoi il ressemble, ce sacré bon sang de supercerveau. Je me fiche de savoir si quelqu’un le récupérera ensuite, et qui, ou bien s’il finira par exploser ; mais je veux le trouver.

— Je ne savais pas que c’était important à ce point, pour toi.

— Maintenant oui. (Elle détourna brièvement les yeux, puis lui adressa un sourire hésitant.) De toute façon, je crois que je te suivrais quoi qu’il arrive, rien que pour t’empêcher de te fourrer dans le pétrin.

— Je trouvais que tu t’éloignais un peu de moi depuis quelque temps, au contraire.

— C’est que…, commença Yalson. Je n’étais pas très en… (Un gros soupir.) Oh, et puis tant pis. Après tout, pourquoi pas ?

— Qu’est-ce qu’il y a ? pressa Horza.

Elle haussa les épaules et il vit à contre-jour son crâne fin et rasé s’incliner à nouveau. Elle secoua la tête.

— Horza, répondit-elle avec un petit rire qui tenait plus du grognement, si je te le dis, tu ne vas pas me croire.

— Si tu me dis quoi ?

— Rien ne m’y oblige, après tout.

— Dis-le-moi.

— Je n’espère pas que tu me croies. Et si tu me crois, je sais que ça ne te fera pas du tout plaisir. Enfin, pas tellement. Je ne plaisante pas, tu sais. Je ne devrais peut-être pas…

Elle avait l’air sincèrement troublée. Il émit un petit rire.

— Allons, Yalson. Tu en as trop dit maintenant. Tu n’es pas du genre à faire marche arrière, tu l’as dit toi-même. Alors qu’est-ce qui se passe ?

— Je suis enceinte.

Il eut tout d’abord l’impression d’avoir mal entendu, et faillit faire une plaisanterie à partir de ce qu’il croyait avoir compris ; mais il se repassa mentalement les sons qu’elle avait proférés et, après vérification, en conclut que c’était bien ce qu’elle avait dit. Et elle ne s’était pas trompée : il n’arrivait pas à le croire. Rien à faire, il n’y croyait pas.

— Ne me demande pas si j’en suis sûre, reprit Yalson.

Les yeux à nouveau baissés, elle tripotait ses doigts ; son regard ne les quittait que pour se fixer sur le sol du tunnel obscur. Ses mains nues dépassaient de ses manches telles deux excroissances de chair pressées l’une contre l’autre.

— Il n’y a aucun doute là-dessus. (Elle le regarda en face, bien que Horza ne pût distinguer ses yeux et qu’elle-même eût sans doute du mal à discerner les siens.) J’avais raison, hein ? Tu ne me crois pas ? Je veux dire, il est de toi. C’est pour ça que je te le dis. Sinon, j’aurais gardé ça pour moi, si tu… si tu n’étais pas le… enfin, si tu n’y étais pour rien, quoi. (Un haussement d’épaules.) Je pensais que tu comprendrais peut-être l’allusion quand je t’ai demandé si on avait encaissé beaucoup de radiations… Mais maintenant, tu te demandes comment c’est possible, hein ?

— Eh bien…, fit Horza après s’être éclairci la voix. (Il secoua la tête à son tour.) Tout ce qu’on peut dire, c’est que ça ne devrait pas être possible. D’accord, nous sommes tous les deux… Mais enfin, nous appartenons tout de même à des espèces différentes ; non, en théorie ce n’est pas possible.

— Ma foi, il y a bien une explication, soupira Yalson sans quitter des yeux ses doigts, qui se trituraient mutuellement. Mais là non plus, je ne pense pas que ça te plaise beaucoup.

— Vas-y quand même.

— Euh… Eh bien voilà. Ma mère… Ma mère vivait sur un Roc. Un Roc itinérant parmi d’autres, tu vois. Un des plus anciens. Il se… baladait dans la galaxie depuis neuf ou dix mille ans, et…

— Attends un peu, coupa Horza. Un des plus anciens de quel camp ?

— … Et mon père, lui… était un homme originaire d’une planète où le Roc s’était arrêté un jour. Ma mère lui avait promis qu’elle reviendrait, mais n’a jamais tenu parole. Je lui avais dit que, moi, j’irais y faire un tour, juste histoire d’aller rendre visite à mon père, en admettant qu’il soit encore en vie… Sentimentalisme à l’état pur, sans doute, mais ce qui est dit est dit, et un jour je tiendrai ma promesse. Si je me sors vivante de toute cette histoire.

Elle émit à nouveau le même son, mi-rire, mi-grognement, et détacha un instant ses yeux de ses doigts convulsés pour balayer rapidement du regard les profondeurs enténébrées de la station. Puis elle se retourna vers le Métamorphe, qui perçut alors dans sa voix une urgence, presque une supplication.

— Je ne suis originaire de la Culture qu’à moitié, et seulement par la naissance, Horza. J’ai quitté le Roc dès que j’ai eu l’âge de manier correctement une arme à feu ; je me rendais bien compte que je n’étais pas à ma place au sein de la Culture. Et c’est comme cela, par mon père, que j’ai hérité du génofixage permettant la reproduction interespèces. Je n’y avais encore jamais réfléchi. Normalement, ça doit dépendre de ma volonté ; je dois désirer consciemment ne pas tomber enceinte, mais cette fois-ci, ça n’a pas marché. Il y a peut-être un moment où ma vigilance a été prise en défaut. En tout cas, je ne l’ai pas fait exprès, Horza, je t’assure. Ça ne m’est à aucun moment venu à l’esprit. Il se trouve que c’est arrivé, c’est tout. Je…

— Tu le sais depuis quand ? demanda calmement Horza.

— Quelques jours avant qu’on ne débarque ici. Je ne sais plus exactement à quel moment je m’en suis aperçue. D’abord, je n’ai pas voulu y croire. Mais je sais que c’est vrai. Écoute… (Elle se pencha plus près de lui, et une note de supplication perça de nouveau dans sa voix.) Je peux avorter. Rien qu’en y pensant, je peux m’en débarrasser, si tu veux. Je l’aurais déjà fait si tu ne m’avais pas dit que tu n’avais aucune famille, personne pour perpétuer ton nom ; alors j’ai pensé… Quant à moi, je me fiche bien de mon nom… Je me disais simplement que toi, tu…

Elle s’interrompit, rejeta brusquement la tête en arrière et passa ses doigts dans sa chevelure rase.

— Je suis touché que tu aies pensé à cela, Yalson, déclara-t-il.

Elle hocha la tête en silence et recommença à se triturer les doigts.

— Quoi qu’il en soit, je te laisse le choix, Horza, reprit-elle sans le regarder. Je peux le garder. Je peux le laisser poursuivre sa croissance ou le maintenir à son stade actuel… Comme tu voudras. Si ça se trouve, je n’ai tout simplement pas envie de prendre cette décision. Ce que je veux dire c’est que… ce n’est peut-être pas un sacrifice ; ça n’a peut-être rien de noble. Mais enfin voilà. À toi de choisir. Quant à savoir quel bâtard interespèces bizarroïde je peux bien porter dans mon ventre, ça…

« Mais je pensais que tu devais être au courant. Parce que je t’aime bien et que… Je ne sais pas. Parce qu’il était temps que je fasse quelque chose pour quelqu’un, pour changer. (Elle secoua encore une fois la tête ; sa voix exprimait à la fois la perplexité, la contrition et la résignation.) Ou alors, je m’arrange pour me faire plaisir à moi-même, comme d’habitude. Oh…

Il vint vers elle, les bras tendus. Elle fit subitement un pas en avant et l’enlaça. Les combinaisons ne facilitaient pas leur étreinte, et Horza se sentit le dos raide et tout endolori ; il la tint tout de même contre lui et la berça doucement d’avant en arrière.

— Il ne serait presque pas de la Culture, Horza ; pour un quart seulement… si tu décides de le garder. Je suis désolée de m’en remettre à toi, mais si tu ne veux rien savoir, tant pis, je réfléchirai encore et je prendrai une décision par moi-même. Puisqu’il fait encore partie de moi et de moi seule, je n’ai peut-être aucun droit de te demander ça. Je ne tiens pas vraiment à… (Un énorme soupir.) Oh, merde. Vraiment, je ne sais pas, Horza. Sincèrement.

— Yalson, commença-t-il après avoir pris le temps de réfléchir à ce qu’il allait dire. Je me contrefiche que ta mère ait été de la Culture. Je me moque de savoir comment c’est arrivé. Si tu veux aller jusqu’au bout, je n’y vois pas d’inconvénient. Et je me moque aussi de la bâtardise interespèces. (Il l’écarta légèrement de lui et contempla l’ombre qui noyait son visage.) Je me sens flatté, Yalson, et plein de gratitude aussi. C’est une bonne idée, tu sais ; comme tu dirais : « Après tout, pourquoi pas ! »

Alors il éclata de rire, et elle rit avec lui ; puis ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre, et Horza sentit ses yeux s’emplir de larmes, bien qu’il eût plutôt envie de rire tant il trouvait la situation incongrue. La joue de Yalson reposait sur le revêtement rigide de sa combinaison, non loin d’une brûlure laser. Le corps de la jeune femme tremblait légèrement à l’intérieur de sa propre combinaison.

Derrière eux, dans la gare, le mourant remua faiblement puis gémit dans l’obscurité glacée. Sa voix ne provoqua aucun écho.

Horza serra quelques instants encore la jeune femme contre lui, puis celle-ci s’écarta afin de plonger à nouveau son regard dans ses yeux.

— Surtout, ne dis rien aux autres.

— Entendu, si c’est ce que tu veux.

— Je t’en prie, insista-t-elle.

Dans la médiocre lumière dispensée par les projecteurs de leurs combinaisons, le duvet qui recouvrait son visage et son crâne parut luire, telle une atmosphère brumeuse enveloppant une planète vue de l’espace. Il l’étreignit encore une fois, en se demandant ce qu’il devait dire.

Il était surpris, naturellement… Mais par ailleurs, la nouvelle renforçait encore ce qui les unissait, et il craignait plus que jamais de prononcer des paroles déplacées, de commettre une erreur quelconque. Il ne pouvait pas se permettre de laisser l’événement prendre trop d’importance à ses yeux ; il était trop tôt. Yalson venait de lui offrir le plus beau compliment de sa vie, mais la valeur même de cette offrande l’effrayait, l’égarait. Il trouvait prématuré de fonder ses espoirs sur ce que lui proposait la jeune femme, cette perpétuation de son nom ou de son clan ; l’espoir de descendance qu’elle lui faisait miroiter était à ses yeux encore trop immatériel, d’une vulnérabilité trop tentante pour l’éternel minuit de ces souterrains glacés.

— Je te remercie, Yalson. Réglons la question tout de suite ; il sera toujours temps de savoir ce que nous voulons vraiment faire. Mais même si tu changes d’avis, sache que je te remercie.

Et ce fut tout ce qu’il trouva à dire.

Ils regagnèrent la pénombre de la caverne juste au moment où le drone rabattait un drap léger sur la forme inerte de Neisin.

— Ah, vous êtes là, fit la machine. Je n’ai pas vu l’utilité de vous appeler, poursuivit-elle plus bas. Vous n’auriez rien pu faire, de toute façon.

 

— Alors, tu es content ? demanda Aviger à Horza une fois qu’ils eurent disposé le corps de Neisin à côté de celui de Dorolow.

Ils se tenaient non loin du portique d’accès, où Yalson avait repris sa garde auprès de l’Idiran inconscient.

— Je suis vraiment désolé, pour Neisin et pour Dorolow, répondit-il au vieil homme. Moi aussi, je les aimais bien ; je comprends que tu sois bouleversé. Je ne t’oblige pas à rester, après ce qui s’est passé ; si tu veux, retourne à la surface. Tu ne risques plus rien là-haut, maintenant. On les a tous eus.

— Tu nous as presque tous eus aussi ! remarqua Aviger d’un ton plein d’amertume. Tu ne vaux pas mieux que Kraiklyn.

— Tais-toi, Aviger, lança Yalson depuis le haut du portique. Tu es toujours vivant, que je sache.

— Toi non plus tu ne t’en es pas si mal sortie, jeune dame, lui répliqua-t-il. Comme ton ami ici présent.

Après un moment de silence, Yalson répondit :

— Tu es plus courageux que je ne pensais, Aviger. Seulement, n’oublie pas une chose : ça m’est tout à fait égal que tu sois plus petit et plus âgé que moi. Si tu veux que je te fasse rentrer les couilles dans le ventre… (Elle hocha la tête et fit la moue sans détacher ses yeux de l’officier idiran étendu à ses pieds.) Je suis toute prête à te rendre ce service, mon vieux.

Balvéda s’avança vers Aviger et, passant son bras sous celui du vieil homme, fit mine de l’entraîner au passage.

— Aviger, dit-elle, laisse-moi te raconter ce qui s’est passé le jour où…

Mais il se dégagea brusquement et alla s’asseoir tout seul, le dos contre le mur de la station, face au wagon-réacteur. Horza le suivit du regard.

— Il a intérêt à surveiller son compteur-radiations, dit-il à Yalson. Ce n’est pas ça qui manque autour de ce wagon-là.

Yalson mâchait une nouvelle barre-ration.

— Laisse-le donc se faire irradier, ce vieil emmerdeur, dit-elle.

 

Xoxarle se réveilla. Yalson le regarda reprendre ses esprits, puis agita son arme dans sa direction.

— Dis à ce gros monstre de descendre de la passerelle, Horza.

Xoxarle baissa les yeux vers le Métamorphe et se mit péniblement sur pied.

— Ne vous donnez pas cette peine, déclara-t-il en marain. Je sais aboyer aussi bien que vous dans le misérable idiome qui est le vôtre. (Il se tourna vers Yalson.) Après vous, mon brave.

— Je suis de sexe féminin, gronda Yalson en remuant son arme pour lui faire signe de s’engager sur la passerelle. Et maintenant, bouge ton cul à trois fesses et descends de là.

 

L’anti-g de la combinaison de Horza était hors d’usage. Comme, de toute manière, Unaha-Closp n’aurait pas pu supporter le poids de Xoxarle, il leur faudrait marcher. Aviger pouvait emprunter la voie des airs, ainsi que Wubslin et Yalson d’ailleurs, mais Balvéda et Horza seraient contraints de prendre place à tour de rôle sur la palette ; quant à l’Idiran, il était condamné à se traîner sur les vingt-sept kilomètres qui les séparaient de la station 7.

Ils abandonnèrent les deux cadavres près des portes du transtube ; ils les reprendraient au retour. Horza jeta par terre le télédrone du Mental, désormais sans valeur, puis le fit sauter d’une décharge laser.

— Tu te sens mieux maintenant ? lui demanda alors Aviger en le regardant faire.

Horza regarda le vieil homme qui flottait dans sa combinaison, prêt à s’engager dans le tunnel en compagnie des autres.

— Je vais te dire une bonne chose, Aviger. Si tu veux te rendre utile, je te suggère de t’élever jusqu’à la hauteur de la passerelle et de mettre deux ou trois balles dans la tête du petit copain de Xoxarle, juste histoire de s’assurer qu’il est bien mort.

— Bien mon commandant, répondit Aviger en accompagnant ses paroles d’un salut moqueur.

Puis il s’éleva effectivement dans les airs et s’arrêta au niveau du corps de l’Idiran.

— Bon, lança Horza à l’attention des autres. On y va.

Ils pénétrèrent dans le tunnel piéton au moment où Aviger atterrissait au centre de la passerelle d’accès.

Il baissa les yeux sur l’Idiran. Sa combinaison blindée était criblée de brûlures et de trous. La créature avait perdu un bras et une jambe. Il y avait du sang séché partout. La tête était calcinée sur tout un côté et la kératine craquelée juste au-dessous de l’orbite gauche, là où il l’avait lui-même frappé à coups de pied un moment plus tôt. L’œil proprement dit, ouvert mais inexpressif, le regardait fixement. Il semblait flotter librement dans son orbe osseuse ; un filet de pus s’en échappait. Aviger braqua son arme sur la tête de la créature et la régla de façon qu’elle expédie un seul projectile à la fois. Le premier emporta l’œil blessé ; le second perça un trou dans le visage, sous ce qui avait dû être le nez. Il en jaillit un liquide vert qui vint maculer la combinaison d’Aviger à hauteur de poitrine. Le vieil homme versa sur la tache un peu d’eau contenue dans sa gourde et la laissa dégoutter.

— Répugnant, marmonna-t-il pour lui même en remettant son fusil à l’épaule. Répugnant de la tête aux pieds.

— Regardez !

Ils avaient à peine parcouru cinquante mètres à l’intérieur du tunnel. Aviger venait seulement de s’y couler à son tour et fendait l’air pour les rattraper lorsque Wubslin poussa un cri. Ils s’immobilisèrent et scrutèrent l’écran du détecteur de masse.

Presque au centre des lignes vertes et denses se dessinait une tache grise aux contours mal définis : la trace du réacteur qu’ils avaient maintenant l’habitude de voir, le détecteur se laissant abuser par la pile atomique du train.

Mais tout au bord de l’écran, droit devant et à quelque vingt-six kilomètres de distance, on apercevait un deuxième écho. Cette fois, il ne s’agissait ni d’une tache grisâtre ni d’une trace trompeuse. C’était un point lumineux très vif qui, sur l’écran, ressemblait à une étoile.

Une forme de guerre
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